"LA ZONE GRISE"

 

 

J’étais artiste

J’étais artiste en réaction à ce qui m’entourait

Mon art était une arme

Un revolver pointé sur le reste du monde

Après deux ans d'abstinence, je rentrais dans mon art par la "Zone grise"

 

 

Anne et moi en grandes robes – Blanche pour elle – Noir pour moi

Décor sobre : drap blanc – une chaise

Nos visages cachés sous du papier de soie froissé, un masque de renarde, un loup,

Nous verrons

Il nous faudra du temps pour arriver à ce que j'ai dans la tête.

il nous faudra aller jusqu’au soir – jusqu’à la fatigue...

Voilà ce que j’écrivais quelques jours avant.

Nous ne sommes pas allées jusqu’au bout à la première séance.

Nous étions fatiguées, c'est vrai - Mais dépassé ce stade, nous aurions fait mieux.

Et puis il y avait un secret, Anne était arrivée avec – elle en était très éprouvée.

Ce qui était bien pour les photos - parce que son visage était marqué et son regard lointain et puis mélancolique au moment où j’appuyais sur le déclencheur.

À l’arrivée, les photos avaient des gris fantomatiques.

Je les associais dans un premier temps sur le plan pictural, à la couleur grise et presque à l’évidence, à « La zone grise », passage clé du livre « Les naufragés et les rescapés » de Primo Lévi que je venais de lire.

Cette zone était, dans le camp où il était détenu, une zone où les frontières ne sont plus définies.

Il n’y avait plus le bien et le mal net, découpé.

Au sein des condamnés, il y en avait qui acceptaient d’être à la tête de cette organisation en faisant régner l’ordre avec brutalité et même barbarie, pour quelques avantages.

Notre "Zone grise" à nous est autre chose.

Cela peut s'adapter à n'importe quel moment de flottement.

Et pour ce jour où nous avons fait les photos et pour nos histoires plus intimes.

Peu à voir avec Primo Lévi, avec moins de terreur, mais tout de même notre terreur interne.

La peur de faire les mauvais choix.

On s’est barricadé

On a presque pas parlé

Seule la séance photo comptait.